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Too Banal
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13 octobre 2008

Rouge à lèvres et sel marin

Il est comme une sentinelle -c'est ce qu'il faut bien comprendre-, dressé là pour défendre cette portion du monde contre la silencieuse invasion de la perfection, fêlure infime qui désagrège la spectaculaire mise en scène de l'être. Parce qu'il en va toujours ainsi, la petite lueur d'un homme suffit pour blesser le repos de ce qui était à un doigt de devenir vérité, et redevient alors immédiatement attente et interrogation, par le simple et infini pouvoir de cet homme qui est fenêtre, lucarne, fente par où s'engouffrent à nouveau des torrents d'histoires, répertoire immense de ce qui pourrait être, déchirure sans fin, blessure merveilleuse, sentier foulé de milliers de pas où rien ne pourra plus être vrai mais où tout sera -comme sont précisément les pas de cette femme qui, enveloppée dans un manteau violet, la tête couverte, mesure lentement la plage, longeant le ressac de la mer, et raye de droite à gauche la perfection désormais enfuie du grand tableau, grignotant la distance qui la sépare de l'homme et de son chevalet jusqu'à n'être plus qu'à quelques pas de lui, puis juste à côté, là où s'arrêter n'est rien- et, sans dire mot, regarder.
L'homme ne se retourne même pas. Il continue à fixer la mer. Silence. De temps en temps, il trempe le pinceau dans une tasse de cuivre et trace sur la toile quelques traits légers. Les soies du pinceau laissent derrière elles l'ombre d'une ombre très pâle que le vent sèche aussitôt en ramenant la blancheur d'avant. De l'eau. Dans la tasse de cuivre, il n' y a que de l'eau. Et sur la toile, rien. Rien qui se puisse voir.
Souffle comme toujours le vent du nord, et la femme se serre dans son manteau violet.
-Plasson, voilà des jours et des jours que vous travaillez ici. Pourquoi donc emporter avec vous toutes ces couleurs si vous n'avez pas le courage de vous en servir ?
La question paraît le réveiller. Elle est parvenue jusqu'à lui. Il se tourne pour regarder le visage de la femme. Et quand il parle ce n'est pas pour répondre.
- Je vous en prie, ne bougez pas, dit-il.
Puis il approche le pinceau du visage de la femme, hésite un instant, le pose sur les lèvres et lentement le fait glisser d'un coin à l'autre de la bouche. Les soies se teignent de rouge carmin. Il les regarde, les trempe à peine dans l'eau, et relève les yeux vers la mer. Sur les lèvres de la femme reste l'ombre d'une saveur qui l'oblige à penser "de l'eau de mer, cet homme peint avec de l'eau de mer" - et c'est une pensée qui fait frissonner.
Depuis longtemps déjà elle s'est retournée, et elle mesure de nouveau la plage immense du rosaire mathématique de ses pas, quand le vent passe sur la toile sécher une bouffée de lumière rose, nue à voguer dans le blanc. On pourrait rester des heures à regarder cette mer, et ce ciel, et tout ce qui est là, mais on ne trouverait rien de cette couleur. Rien qui se puisse voir.

Alessandro Barrico, Océan mer, Gallimard.

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Cliquez sur les images pour les voir en grand




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Commentaires
M
Tout de cette page est magnifique ! Merci Thami, je connaissais un peu A. Barrico, mais pas le texte ! Vous pensez, la Mer, cette apparition et la métaphore, l'humilité si profonde d'une scène azurée ... Les photos sont superbes et très prenantes !<br /> <br /> Bonne fin d'année<br /> <br /> Marin d'antan
O
Les mots du rêve, <br /> lèvres sang de mer <br /> soie du pinceau,<br /> vigile intime.<br /> <br /> Chatoiement des couleurs,<br /> bleu du bleu des filets de l'amour,<br /> les contrastes battent la chamade,<br /> pulsions de la vie coruscante.
M
Frappantes ces représentations murales,on dirait des dessins rupestres sur les parois des grottes de nos ancetres pithèques!
G
sublime photo, en effet, que cette medina embarquée par le ciel et les flots !
K
... en mon coeur que ces dessins à même le sol ou le mur ...<br /> Je suis venue ce soir un peu cafardeuse, n' ai pas encore lu le texte - ce sera pour un autre jour - mais je suis restée en arrêt devant les dessins, naïveté du trait, authenticité du dire,invitation au voyage ... je mets le son ... ce post emporte un peu du sel de mes larmes ...
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