Buvard bavard...
Pour
mon centième post, j'ai choisi un texte que j'ai décidé d'illustrer
avec un travail photographique en cours placé sous le thème de la
"Dé-figuration Libre". Il repose sur une technique mixte qui se fonde
sur l'usage exclusif du buvard, des empreintes inversées d'écritures avec des encres fort
sympathiques, avec l'ombre et la lumière...et quelques secrets
d'alchimie...
"Aujourd’hui, les encres ne vont pas bien. L’ordinateur et la
postmodernité les ont frappées. Les écrivains ne feront plus, dans l’avenir,
ces manuscrits mille fois raturés qui nous permettaient de voir le tremblement
de la main de Proust, les dédales de sa cervelle, ses redites, ses bêtises, ses
appoggiatures et ses repentirs.
Dans leur déroute, les encres ont entraîné avec elles un autre
partenaire, le buvard. La mort de celui-ci n’a pas été saluée. C’est sans bruit
que les belles feuilles poreuses, roses ou bleues, sur lesquelles furent
calligraphiées toutes les minutes et tous les verbatims de nos civilisations
modernes, ont rejoint leurs limbes. J’ai toujours été étonné que l’on ne trouve
pas, dans nos villes, des boutiques spécialisées dans le buvard usagé comme il
existe des librairies d’incunables, d’in-folio et d’éditions originales.
Je songe au buvard de Balzac ou de Rimbaud, à celui avec lequel
Stendhal a séché ses phrases quand il écrivait Le Rouge et le Noir. On en
pourrait exhumer les pensées inaccomplies de Julien Sorel, les pâmoisons de
Madame de Rénal ou les jouissances de Mathilde de la Mole , avec deux avantages
appréciables : d’une part, le texte recueilli par le buvard n’est qu’un
lambeau, une ombre et une ruine. Il est beau comme une absence. Pas une phrase
n’est achevée et les mots sont des loques. Au surplus, les différentes pages
d’un même chapitre, peut-être même d’un même livre, ont mélangé toutes leurs
empreintes. Le buvard nous offre les vestiges inextricables d’un livre qui
n’exista jamais, d’un roman fantôme que Balzac ou Hugo ont à peine rêvé. Et pour porter au comble leur
beauté, les lettres y sont écrites à l’envers. Nous ne pouvons les déchiffrer
que dans les miroirs de la mort."
Gilles Lapouge, L’encre du voyageur, Albin Michel, 2007, pages 11-13.