Quand les décombres ressus-citent le mythe de l'éden
A mesure que les oeuvres humaines ont fini par recouvrir peu à peu les immenses espaces où le monde sommeillait, à tel point que l'idée même de la nature vierge participe aujourd'hui du mythe de l'Eden (il n'y a plus d'îles), peuplant les déserts, lotissant les plages, et raturant jusqu'au ciel à grands traits d'avions, ne laissant plus intactes que ces régions où justement l'homme ne peut vivre, de même, et en même temps (et à cause de) le sentiment de l'histoire a recouvert peu à peu le sentiment de la nature dans le coeur des hommes, retirant au créateur ce qui lui revenait jusque-là pour le redonner à la créature, et tout cela par un mouvement si puissant et irrésistible qu'on peut envisager le jour où la silencieuse création naturelle sera tout entière remplacée par la création humaine, hideuse et fulgurante, retentissante des clameurs révolutionnaires et guerrières, bruissantes d'usines et de trains, définitive enfin et triomphante dans la course de l'histoire -ayant achevé sa tâche sur cette terre qui était peut-être de démontrer que tout ce qu'elle pouvait faire de grandiose et d'ahurissant pendant des milliers d'années ne valait pas le parfum fugitif de la rose sauvage, la vallée d'oliviers, le chien favori.
Albert Camus (2013, page 198) Carnets II, Folio, Gallimard (première édition:1964).