Dane Dany dane dane Dany Laferrière
En octobre dernier, une amie française est venue nous rendre visite. Avant de regagner l'hexagone, elle nous a laissé le Journal d'un écrivain en pyjama de Dany Laferrière. Je me suis tout de suite plongé dans sa lecture car il se présente sous la forme de 182 chroniques courtes portant sur la lecture et l'écriture. L'auteur n'avait pas encore été reçu à l'académie française et j'avoue qu'avant la lecture de ce livre, je ne le connaissais pas du tout. Merci infiniment à Ch.G pour la découverte!
Je vous donne en lecture la chronique 132 intitulée "Le poids des mots" :
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"Ma technique, je l'ai piquée au peintre primitif. Il procède par intoxication. Il ne s'adresse pas à l'intelligence mais aux sens. Il réveille les sens de celui qui regarde son tableau. Les odeurs, les goûts, les saveurs finissent par faire tomber la solide forteresse de l'esprit logique. Il propose un univers si naturel que l'autre croit qu'il est simple. Il y a plusieurs manières d'écrire. Pour ma part je crois qu'il est préférable que le lecteur pense que les mots naissent sous ses yeux. Qu'il ait l'impression que tout est facile. Et qu'il pourrait en faire autant à l'instant. Pour arriver à une telle fluidité, il faut se débarrasser de cette habitude de parader. Et oublier un moment les phrases pompeuses, les analyses complexes mais vides de sens et cette musique si artificielle qu'on sent bien qu'elle n'est reliée à rien. On s'exprime trop souvent dans cette langue de salon. Ce genre d'écrivain, un modèle courant, préférerait ne plus écrire s'il était obligé d'écrire pour se faire comprendre. Un jeune écrivain m'a dit une fois: "Toi, tu n'es pas un écrivain puisque je comprends tout ce que tu écris." C'est le plus beau compliment qui m'ait été fait. Cela veut dire qu'on peut écrire dans la langue du colon sans avoir l'esprit colonisé (je ne parle pas des recherches formelles d'un Frankétienne par exemple). Dans cette culture, où l'esprit a déjà été piétiné, les mots ne sont pas utilisés pour leur sens mais uniquement pour leur sonorité. On se gargarise de sons. On choisit d'écrire dans cet élégant charabia qui fait perdre de l'oxygène aux femmes du monde. Bien sûr que la musique des mots compte. Elle est dans sa nature comme sa saveur et sa couleur. Pour avoir tout son sens, le mot a besoin de ses trois qualités: le son, la couleur et la saveur. Evidemment un trépied, ça tient. Sur un seul pied, le mot trébuche. Pour le soutenir, on l'escorte de deux autres mots semblables (un pour le son, un autre pour la couleur et le dernier pour la saveur). D'où l'impression, en lisant ces récits, de toujours se chercher un chemin dans une jungle impénétrable. Trop de mots. Normal, il en faut trois pour un. Je pense que le jeune écrivain d'aujourd'hui doit rompre avec cette tradition. Il doit retrouver le poids réel du mot. Le prendre dans sa main, le peser, le retourner avant de l'employer. Chaque mot a une histoire qui remonte parfois très loin dans le temps. on ne peut l'utiliser comme ça sans tenir compte de sa trace dans le temps. Je n'insinue pas qu'il faut connaître l'histoire de chaque mot qu'on emploie, mais avouez que ce serait une saine curiosité de la part d'un écrivain. Oublions un moment la jolie phrase qui impressionne les gogos et tentons, pour une fois, de dire le plus simplement du monde ce qu'on a à dire. Faites l'expérience. Prenez un sujet banal et essayez de l'écrire sur un ton naturel, sans aucune voltige. Maintenant regardez attentivement chaque mot pour voir s'il se sent bien là où il est. Si vous ne lui avez pas fait dire plus qu'il ne pouvait. Si tout est clair. Essayez, à présent, de petits déplacements dans la phrase pour voir si cela a un impact sur l'éclairage. Les mots ont aussi une charge électrique qui leur permet d'éclairer la page. Leur énergie augmente ou baisse suivant le mot voisin. Quand je lis les textes des écrivains du tiers-monde originaires, comme moi, des pays où la langue sert à distinguer les classes sociales, je suis toujours impressionné par la richesse du vocabulaire et l'élégance des phrases. Alors qu'est-ce qui cloche? Je sens rapidement que ce qui est écrit là n'intéresse pas vraiment l'écrivain. La beauté des phrases lui suffit. Mais il n' y a rien de plus vide que la beauté quand elle se suffit à elle-même. Il serait temps d'y ajouter un peu de réel.
L'éditeur est passé chez cet écrivain, talentueux mais trop sensible, pour le trouver encore au lit, à trois heures de l'après-midi, entouré de bouteilles vides. Il a tâté son pouls pour voir s'il était bien vivant. Le pouls battait encore, mais l'écrivain, lui, était déjà mort."