La racine à l'arrachée
Voici un petit extrait d'un texte dans lequel j'ai évoqué tout récemment la notion de "banal" et qui aurait pu, en son temps, constituer l'épigraphe de ce blog.
"Banal est par définition ce qui fait cliché, ce qui est extrêmement commun, courant, insignifiant, ordinaire, plat, rebattu voire sans intérêt...etc. Ce terme a pour antonymes : extraordinaire, remarquable, recherché, original, nouveau, curieux…etc.
La question qui se pose est la suivante : comment décréter que quelque chose est banal ou non ? Comment faire le tri entre ce qui est banal et ce qui ne l’est pas ? Quels sont les critères qui sous-tendent tout jugement de goût dans une communauté esthétique (Kant) ?
Pour moi, ce que je retiens dans « banal », c’est qu’il y a « ban ». A considérer dans le sens de ce qui est « en rupture de ban », ce qui est rejeté, ce qui occupe la marge, ce qui est nié, oublié, ce qui n’est pas coté à la bourse des valeurs esthétiques…etc. C’est l’envers du décor. Ce qu’on cache ou ce qu’on ne veut point voir et qui fait pourtant partie prenante de notre vécu ou de notre environnement…Le banal, c’est ce que l’on jette, évacue ou expulse, c’est le déchet, le détritus et l’excrément : c’est le stade b-anal de la société…"
Il y a deux jours, j'ai récupéré dans la poubelle de la salle de bain des bandes qui servent à l'épilation au moyen de la cire froide. En les regardant par transparence, j'ai été esthétiquement subjugué par le paysage abstrait des poils arrachés et qui n'a pas manqué d'évoquer à mes yeux certains tableaux de Michaux...
Cliquez sur chaque image pour la voir à poil...
Pour entrer en résonance avec cette série photographique, je vous invite à arracher les consonnes, les voyelles, les syllabes et les mots de ce poème de Henri Michaux :
Je me couche toujours très tôt et fourbu, et cependant on ne relève aucun travail fatigant de ma journée.
Possible qu'on ne relève rien mais moi, ce qui m'étonne, c'est que je
puisse tenir bon jusqu'au soir, et que je ne sois pas obligé d'aller me
coucher dès les quatre heures de l'après-midi.
Ce qui me fatigue ainsi, ce sont mes interventions continuelles.
J'ai déjà dit que dans la rue je me battais avec tout le monde; je
gifle l'un, je prends les seins aux femmes, et me servant de mon pied
comme d'un tentacule, je mets la panique dans les voitures du
Métropolitain.
Quant aux livres, ils me harassent par-dessus tout. Je ne laisse pas un mot dans son sens ni même dans sa forme.
Je l'attrape et, après quelques efforts, je le déracine et le détourne définitivement du troupeau de l'auteur.
Dans un chapitre vous avez tout de suite des milliers de phrases et il
faut que je les sabote toutes. Cela m'est nécessaire.
Parfois, certains mots restent comme des tours. Je dois m'y prendre à
plusieurs reprises et, déjà bien avant dans mes dévastations, tout à
coup au détour d'une idée, je revois cette tour. Je ne l'avais donc pas
assez abattue, je dois revenir en arrière et lui trouver son poison, et
je passe ainsi un temps interminable.
Et le livre lu en entier, je me lamente, car je n'ai rien compris...
naturellement. N'ai pu me grossir de rien. Je reste maigre et sec.
Je pensais, n'est-ce pas , que quand j'aurais tout détruit, j'aurais de
l'équilibre. Possible. Mais cela tarde, cela tarde bien.
Henri Michaux, Une vie de chien.