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Too Banal
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29 juin 2007

Le visage du mur

Au- dessus de l’atelier de mon père était un vaste grenier sonore comme une cale de navire. Une large fenêtre, dominant toute la cour aux moutons, permettait de voir, au- delà des toits, par là-bas loin, le scintillement de la rivière, le sommeil des collines, et les nuages qui nageaient comme des poissons avec de l’ombre sous le ventre. On ne pouvait vivre dans le bas de notre maison qu'en rêvant. Il y avait trop de lèpre de terre sur les murs, trop de nuits qui sentaient le mauvais champignon, trop de bruits dans l'épaisseur des pierres. La tranquillité, on ne l'avait qu'en partant de cette maison, et, pour partir, on pouvait se servir de ces bruits, de ces nuits, de ces visages étranges que l’humidité dessinait sur les murs. On pouvait se servir de la large fenêtre [ … ]

 

L’humidité montait dans les murs jusqu'au grenier. Du côté qui regardait le nord donnait une ombre grise où parfois, même en plein jour, passait l'éclair blême d'un rat. Je regardais souvent ce mur. Il fallait d'abord laisser les yeux s'habituer. Je sentais mon regard qui entrait de plus en plus profond dans l'ombre. C'étaient comme des épaisseurs et des épaisseurs de ciel qu'il fallait traverser avant d'atteindre le pays. Peu à peu j'arrivais à un endroit où l'ombre s'éclaircissait, une sorte d'aurore montait le long du mur du nord, et je voyais « la dame ». C'était une tache de moisissure. Elle avait un visage ovale et un peu gras. Elle était verte, mais, le plus vert, c'était dans ses yeux, et toute la couleur de sa peau ne devait être qu'un reflet, un suintement lumineux de son regard. A la place de sa bouche, le mal du mur était allé profond jusqu'à la brique, et c'était là rouge et charnu comme de la vraie chair. Elle était autoritaire et dure à la fois pour elle‑même et pour moi. Elle cachait volontairement au fond de l'ombre moisie ces yeux verts et cette bouche que je désirais mais elle y restait toute seule, et pourtant elle savait bien que tout le monde l'aurait aimée si elle s'était montrée au jour. Elle m'imposait tous mes rêves en me regardant droit dans les yeux. Certes, à partir de moi, l'émotion de son regard s'en allait à travers ma tête en des jaillissements que je commandais seul, qui fusaient vers le vent ou vers le pas mystérieux dans l'épaisseur des murs, mais la pierre jetée dans cette flaque d'eau calme que j'étais c'était elle qui la jetait en me regardant. Elle avait des générosités soudaines et magnifiques ; certains de mes désirs terribles, elle les apaisait dans elle‑ même. D'autres fois, elle me refusait la plus simple douceur et je m'en allais, tout ballottant, sans plus rien de solide ni d'accroché dans ma poitrine; je passais, de longs jours à souffrir. Elle ne se laissait jamais attendrir par ma souffrance, mais elle attendait la bonne saison de mon cœur. Alors, quand cette bonne saison était venue, elle faisait naître en moi, d’un seul regard, le chant de toutes mes violettes et fleurir l'épais jasmin qui dansait au‑dessus de mon cœur [...]

 

Ce visage du mur avait encore d'autres pouvoirs et d’autres grâces. Il était humainement beau et triste. Sa beauté venait de ce qu'il était profondément humain. Le front, les joues, la bouche, les yeux, ce grand pli qui dessinait sa volute d’un seul côté des lèvres de briques, les cheveux : tout était fait de chair non protégée, de chair vive, tout était franchement offert au grand pouce maçon de la vie, sans peur des bonheurs et des souffrances. Souvent, malgré la dureté implacable de la pensée de plâtre qui blêmissait son front, je sentais dans mon humus de petit garçon la plante d'homme tressaillir. Je sentais qu’il me serait doux, plus tard, d'accompagner, de protéger ce visage, de vivre avec lui, de chercher sur lui la consolation de mes peines; j'appelais de toutes mes forces secrètes pour qu'il ne soit plus moisissure de pierre et je désirais tant qu'il se construisit charnellement dans l'air qu'au bout de très longs moments de silence et d’attente une forme vivante touchait mes yeux éblouis.

 

Jean Giono, Jean le Bleu

visage_sur_un_mur

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Commentaires
B
la pierre dit ses maux à sa soeur la pierre<br /> le conciliabule aphone en dit long<br /> le silence en est éloquent<br /> les mots seraient superflus<br /> silence on sème
J
On dirait un portrait... Très joli.
P
Je n'applique pas souvent les mots "poétique", "poésie" et encore moins "poète", bien trop souvent galvaudés, à des disciplines autres que le poème. Mais Giono appartient pour moi à ces auteurs (comme Loti, le Clézio ou Gracq) qui n'ont pas su assumer le risque de la poésie. Romanciers souvent bancaux, parce que poètes dans l'âme et luttant contre leur nature. Ce qui vaut, quand on les isole, à leurs lecteurs (trices) bien des pages de pur bonheur poétique.
D
J'aime cette vision des images qui sortent des murs : je retrouve le monde de Bruno Schulz (magnifique poète de sa propre enfance, qui a peint quelques fresques, avant d'être assassiné en 1942 par un nazi ordinaire) mais aussi celui de Kioshi Kurosawa, le cinéaste japonais de l'énigmatique "Kaïro" et même la fin du "fantastique" et beau roman un peu oublié de l'Américain Thomas Tryon, "L'Autre"...<br /> <br /> PS : je ne suis pas "fan" du style de Jean giono, que je trouve parfois un peu alourdi par ce qu'on appelait au XIXème siècle "l'écriture-artiste"...
P
Les murs ont des oreilles. Ils savent, connaissent tout. Ils livrent notre inconscient en moisissures du temps. La lèpre de nos agirs et de nos pensers.
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