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7 avril 2007

Driss Chraïbi : le dernier chapitre

Le dimanche premier avril 2007, Driss Chraïbi, écrivain marocain d'expression française, a mis le point final à son dernier chapitre. Celui de sa vie. Son humour nous manquera...

dernier_chapitre_chraibi

Pour ceux qui ne le connaissent pas, cet extrait :

"Les beignets étaient chauds, gluants de miel de l'Atlas, aussi appétissants que des monts de Vénus en pleine jouissance. Le thé vert était parfumé à la "chiba", cette absinthe sauvage inconnue des touristes. La journée s'annonçait sous les meilleurs auspices. Avec un soupir d'aise, l'inspecteur Ali déplia ses interminables jambes sous la table basse, noua une serviette autour de son cou et déploya un journal qui datait de quelques jours.

          "De notre envoyé spécial à Washington. Le Congrès vient de voter, à l'écrasante majorité de 346 voix contre 40 et peu d'abstentions, une résolution demandant au Président George W. Bush de décréter un jour de jeûne et de prières pour que la Providence divine protège l'Amérique et les forces de la coalition engagées en Irak..."

          ... Ami lecteur, ce livre que vous venez d'ouvrir aurait pu s'arrêter ici, selon toutes les lois de la statistique, sinon de la tuyauterie la plus élémentaire. Vous auriez peut-être été frustré - et moi plus encore. Plus de héros, plus d'enquête ! Parce qu'à cet instant précis, l'inspecteur Ali aurait dû logiquement mourir d'étouffement. Prenez un beignet, fourrez-le de quelques olives dénoyautées (du sucré-salé en quelque sorte), et essayez donc de l'avaler sans mâcher ou presque. C'est possible, dites-vous ? D'accord ! Mais si dans le même temps, au moment de déglutir, vous étiez pris d'un brusque accès d'hilarité ?... C'est ce qui arriva ce matin-là à l'inspecteur. Ne me demandez pas comment il resta encore en vie, sans assistance respiratoire, loin de tout service de réanimation. Je puis cependant avancer une hypothèse qui vaut ce qu'elle vaut : il fut sauvé par l'habitude - une sorte de long entraînement pour les courses 400 mètres haies.

          - Argh ! Fit-il. Khkhkh ! La face rouge et les yeux exorbités, deux ou trois minutes durant il ne fit rien d'autre qu'émettre des borborygmes et autres bruitages intraduisibles en quelque langue que ce soit, même en marocain du bled. Il toussa. Il cracha. Quelques miettes de nourriture atterrirent sur la photo de Saddam Hussein qui ornait la une du journal - des "dommages collatéraux", pour employer les termes civilisés qui n'entrent pas dans la ligne de mes références -.

          Revenons à notre inspecteur. Il but un verre de thé, d'un seul trait, afin de faire descendre ce qui restait coincé dans sa gorge malgré lui. Il alluma une cigarette de sa confection, moitié tabac moitié kif. Il tira bouffée sur bouffée, à toute vitesse. La fumée lui sortait par les narines. C'était bon. La vie était belle. Ce n'est qu'après avoir écrasé son mégot dans une soucoupe qu'il rendit grâces à Dieu. Il dit :
          - Allah akbar ! Je ne le ferai plus. Je suis un musulman de fraîche date.
          Dans le bol, il n'y avait plus que des noyaux d'olives. Mais il restait un rescapé : un beignet, un seul. Ali le regarda, le scruta comme s'il se fût agi d'un suspect, d'un "mis en examen". Après mûres réflexions, il le partagea en deux, puis en quatre. Il dit avec une espèce de désespoir tranquille :
         - Mâche, Ali ! Mâche, comme te l'avait recommandé ta maman, que Dieu repose son âme en son saint paradis !
          Et il se mit à mastiquer consciencieusement. Il fallait ce qu'il fallait. Mais il ne fallait pas ce qu'il ne fallait pas.

          "Bagdad. De notre envoyé spécial. Extraits du discours du Président Saddam Hussein. "Au nom de Dieu Clément et Miséricordieux ! Frappez les ennemis de la nation arabe et de l'Islam ! Combattez-les, car ce sont des agresseurs maléfiques maudits par la Providence. Ne leur donnez aucune occasion de souffler, jusqu'à ce qu'ils se retirent, bredouilles et défaits, des terres des musulmans. Vous serez les vainqueurs et ils seront les vaincus. Celui qui est tué sur les terrains du combat sera récompensé par un paradis éternel. Saisissez donc cette chance d'éternité, ainsi qu'il est écrit dans le Saint Livre..."

          - C'est pas possible ! s'exclama l'inspecteur Ali en repliant le journal. Ces orientalistes du Pentagone et de la CIA ont dû se servir d'un guide pour touristes en guise de dictionnaire bilingue. Qui c'est ce journaleux qui a traduit ce galimatias ? Traduit !.. J'aimerais bien discuter avec lui à coups de matraque dans les caves du commissariat central... À moins que ce président moustachu n'ait jamais lu un seul verset du Coran, hey ? Il parle de la Providence tout comme Bush le chrétien. Je vais lui passer un coup de fil. Je dois avoir le numéro de son portable dans mon vieux carnet. Il m'a coupé l'appétit, ce ramadaneur de la onzième heure. Pourquoi il ne va pas, "lui", au paradis éternel ?..."


Extrait de "L'Homme qui venait du passé" © Denoël, 2004

Pour faire plus ample connaissance avec cet auteur majeur de la littérature maghrébine, je vous invite à lire l'interview suivante en cliquant ici

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Commentaires
H
je voudrer une résumé de la chapitre dix dans le romans de civilisation de driss chraibi.merci pour m'inscrire.
P
Quelle merveille que ce texte et en effet quelle perte ! Quelle élégance dans la distance ironique. L'art de savoirtraiter avec humour de choses graves est la marque d'un grand écrivain, dont les œuvres demeureront.
D
chraibi n'est pas mort! Ayant dénudé l’être pour le montrer dans sa plus belle sensibilité et monstruosité: il souffle éternellement humanité derrière les mots derrière les images.
P
le deuil en ce moment ?<br /> Je me sens comme le vers solitaire d'un poème orphelin...
M
Les premiers livres de Driss CHRAIBI que j'ai eu le plaisir de feuilleter furent "la civilisation, ma mère" puis "une enquête au pays".<br /> Quand un homme de cette qualité disparait, il faut espèrer que ses écrits puissent être lus par les lecteurs du jour d'après.
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